L'amiral Jean Decoux, dernier gouverneur d'Indochine


L'amiral Jean Decoux.

Jean Decoux naquit à Bordeaux en 1884 d'une famille originaire de Savoie. Entré très jeune à l'École Navale, il fit une carrière brillante dans la Marine, tant pendant la première guerre mondiale qu'entre les deux guerres. Ses nombreux commandements sur toutes les mers du globe lui permirent d'accéder aux étoiles et d'occuper plusieurs postes importants, à l'Escadre de la Méditerranée en 1937, puis au Secteur de Défense de Toulon en 1938. En 1939, il fut élevé au rang d'Amiral d'Escadre et désigné comme Commandant en Chef des Forces Navales en Extrême-Orient : il arbora sa marque sur le croiseur Lamotte-Picquet à Saïgon (Indochine) le 12 mai.

Decoux se trouva tout de suite confronté à une situation préoccupante du fait de l'intrusion japonaise en Chine et des menaces qu'y faisaient peser, depuis 1937, les Japonais sur les possessions occidentales et notamment françaises.

La situation s'aggrava sensiblement lors de l'entrée en guerre avec l'Allemagne le 3 septembre 1939, le Japon comptant bien profiter des troubles européens pour pousser ses avantages sur tout l'Extrême-Orient. Elle devint particulièrement critique avec la défaite française et l'armistice de juin 1940, qui laissait l'Indochine en tête-à-tête avec le Japon à 15000 kilomètres de la France impuissante.

Le Gouverneur Général de l'Indochine était alors le Général Catroux, qui songea d'abord à la dissidence, mais dut se rendre très vite à l'évidence devant la menace japonaise et l'obligation où il était de "ne pas porter atteinte au statu quo politique de l'Asie, que le Japon s'était décidé à faire respecter". Après une attitude de façade très ferme, Catroux céda rapidement et unilatéralement aux exigences des Japonais, auxquels il consentit les concessions les plus graves, ce qui lui valut sa destitution par le gouvernement français.

Et c'est ainsi qu'à sa grande stupéfaction l'Amiral Decoux fut désigné le 30 juin 1940 pour remplacer Catroux dans ses fonctions de Gouverneur Général. Catroux conserva cependant son poste jusqu'au 20 juillet et, dans l'intervalle, laissa les Japonais installer des échelons de contrôle dans de nombreuses villes du Tonkin ; il autorisa même le ravitaillement de l'armée japonaise du Kwang Si par notre territoire. Ainsi, quand Catroux se résigna à passer la suite à l'Amiral, il laissa à son successeur le soin de redresser une situation des plus difficiles et sur laquelle il était impossible de revenir.

Rien ne semblait avoir préparé Decoux à de telles responsabilités, sinon l'ouverture d'esprit qu'avait pu lui donner une carrière d'officier de Marine aussi diversifiée que la sienne et les qualités de commandement qu'il avait toujours su montrer. Il fit front très rapidement et s'installa à sa tâche avec une constance et une opiniâtreté qui feront merveille et rallieront l'ensemble des populations d'Indochine, Français et Indochinois.


Carte de l'Indochine française.
Les Japonais ne tardèrent pas à tâter les nouvelles autorités françaises, mais ils trouvèrent en face d'eux des interlocuteurs moins complaisants. Et les premières épreuves de force survinrent. C'est d'abord l'attaque de l'armée de Canton, sur le Tonkin, et les combats de septembre 1940. Les troupes française firent front courageusement et, ce que l'on ignore généralement, les premiers morts occidentaux d'une guerre encore non déclarée dans le Pacifique furent des Français de Langson.

C'est ensuite l'agression siamoise (thaïlandaise), favorisée par les Japonais tout le long de la frontière commune aux deux pays. Nos moyens très inférieurs, notamment notre manque de blindés, nous mettent en mauvaise posture au Cambodge. Mais Decoux donne l'ordre à notre Marine d'intervenir. Et c'est sous le commandement du futur Amiral Bérenger sur le Lamotte-Picquet que la petite escadre française coule à Koh Chang, le 17 janvier 1941, le fer de lance de la flotte siamoise - seule victoire dont la Marine française puisse s'enorgueillir tout au long des deux dernières guerres mondiales.

Cette victoire navale va permettre à Decoux de parler ferme à ses adversaires et contribuer à un changement de politique de la part des Japonais. Voyant que les Français sont décidés, malgré leur faiblesse, à leur résister, ceux-ci ne les considèrent plus comme quantité négligeable, mais les ménagent au contraire afin d'obtenir d'eux le maximum de facilités. La passivité des Anglo-Saxons, qui refusèrent toute aide aux Français, même par voie diplomatique, ne laissa à Decoux aucune autre possibilité que celle de signer, le 11 mars 1940, le Traité de Tokyo. Ce traité imposait à la France des pertes territoriales importantes au Cambodge et au Laos, mais garantissait le respect par les Japonais de la souveraineté française sur sa colonie.

Pendant les quatre années suivantes, dans un pays bientôt complètement isolé du reste du monde, sans aucun soutien possible de la Métropole, en butte à la présence contraignante des Japonais et à l'hostilité des Anglo-Saxons, ne pouvant rien attendre de la France Libre (elle-même en état de guerre avec le Japon), Decoux continua à "tenir fermement la barre".

Sa tâche se compliqua pourtant étrangement lorsque, le 29 juillet 1941, le Japon, préparant en sous-main l'agression contre les Etats-Unis, obtint de Vichy, par un véritable ultimatum qui ne permit même pas à Decoux d'être consulté, la signature d'un protocole autorisant le stationnement de troupes japonaises en Indochine et ce, sans limitation. En contrepartie, le Japon s'engageait formellement à ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures du pays. Notre Armée et notre Marine demeuraient intactes et l'Administation française, dans la totalité de ses services, pouvait continuer à remplir ses missions sans aucun contrôle japonais.

Ces accords qui accroissaient la mainmise japonaise étaient, certes, sévères, mais ils seront, après l'entrée en guerre du Japon (décembre 1941), notre meilleure protection. Decoux sut jouer très habilement, sans jamais rien céder, et réussit ainsi un équilibre étonnant jusqu'en mars 1945, conservant à l'Indochine, au milieu d'un monde bouleversé, une tranquillité incroyable, qu'elle n'a plus jamais connue depuis.

Mais il fallait survivre. Car l'isolement complet dans lequel la guerre a plongé l'Indochine lui impose, à partir de 1942, de vivre en autarcie [économie fermée]. Aucune marchandise n'arrive plus de l'extérieur - même du Japon, notamment les produits manufacturés et surtout les hydrocarbures. Certes, la colonie n'est pas sans ressources (riz de Cochinchine et du Cambodge, charbon du Tonkin), mais les industries de transformation en sont au stade du balbutiement. Sur l'impulsion de l'Amiral, un effort considérable sera fait pour créer rapidement les activités nouvelles indispensables et maintenir les transports nécessaires, et ce, en dépit des destructions dues aux bombardements sino-américains et des torpillages de nos convois par les sous-marins américains, qui entraînèrent des pertes sévères, notamment pour notre marine. Ainsi le pays put continuer à vivre, sinon sans contrainte, du moins sans restrictions paralysantes.

Decoux sut par ailleurs conserver la confiance des populations par une série de mesures libérales qui se conjuguèrent avec ses efforts pour sauvegarder, malgré les Japonais, l'économie et les richesses du pays. Ces mesures, et notamment les responsabilités plus larges accordées à certaines élites indigènes, auraient pu, une fois la paix revenue après la défaite japonaise, acheminer par étapes l'Indochine vers l'autonomie et éviter bien des massacres. On peut rêver… Mais l'évolution de la guerre ne permit pas de mener à bien ces initiatives pleines de promesses. En effet, le débarquement allié en France, la chute du régime de Vichy, la défaite de l'Allemagne et les revers subis par les Japonais dans le Pacifique créèrent, pour l'Indochine, un changement de situation considérable.

Decoux n'avait pas tardé à se mettre aux ordres du Gouvernement Provisoire de la République Française. Dès le 20 août 1944, il avait fait savoir à tous, dans une proclamation officielle, que l'Indochine demeurait en état d'allégeance avec la Métropole. Il lui était difficile de faire plus sans défier ouvertement les Japonais. Vis-à-vis de ces derniers, Decoux faisait état, ce même 20 août, des pouvoirs exceptionnels qu'il s'était fait conférer (loi secrète du 18 février 1943) "en cas de rupture des communications télégraphiques avec la Métropole", c'est-à-dire, en fait, en prévision d'un changement de pouvoir. Il n'y eut, de la part des Japonais, aucune demande d'explication gênante. Le changement de portage et le virage de la politique française en Extrême-Orient se sont ainsi accomplis en douceur. L'Amiral Decoux peut espérer "tenir fermement et jusqu'au bout la barre" de l'Indochine. Il fit en outre parvenir au G.P.R.F., par voie neutre et clandestine, un long message exposant la situation locale et sa propre position.

Malheureusement, les autorités françaises ne crurent pas pouvoir lui faire confiance et les mesures qu'elles prirent, restreignant son autorité et le subordonnant à un chef clandestin de la Résistance (qui se montra, hélas, aussi maladroit qu'inefficace), ne restèrent pas complètement ignorées des Japonais. Elles furent à l'origine du coup de force du 9 mars 1945. Et celui-ci entraîna, après des combats sanglants tant dans les garnisons que dans le maquis, la fin de la souveraineté française sur le pays.

Decoux, emprisonné par les Japonais jusqu'à leur capitulation (2 septembre 1945), le fut ensuite par les Français dès son rapatriement en Métropole. Il resta près de trois ans en prison, malade, sans être inculpé, avant de faire l'objet d'un non-lieu, car on ne put absolument rien trouver à lui reprocher, sinon de s'être recommandé de Vichy jusqu'en 1944 - comme si une autre politique était possible face à la présence japonaise !

Ce traitement indigne cessa enfin et Decoux fut entièrement réhabilité, n'ayant rencontré, surtout en Indochine, aucun détracteur, même pas ceux qui, par parti pris politique, ne s'étaient pas toujours montrés d'accord avec les modalités de son action.

On ne pouvait au contraire qu'admirer ce tour de force qui avait permis à notre colonie de rester, pendant cinq ans, en pleine guerre, indépendante et calme, malgré la présence japonaise, sous une Administration française intacte et surtout très appréciée des autochtones.

Decoux a conduit, au milieu des pires difficultés, un combat presque impossible, qu'il a été à deux doigts de mener à bien. Et ce n'est pas de son fait si certaines erreurs et imprudences extérieures, jointes à l'hostilité de ceux que nous pensions être nos alliés, ont amené l'échec final.

Grand serviteur de la Nation, l'Amiral Decoux mérite un hommage unanime aussi complet que celui qu'ont toujours su lui rendre ceux qui ont eu l'honneur de servir sous ses ordres.

L'Amiral Jean Decoux est décédé à Paris en 1963.

(par le Contre-Amiral Paul Romé, FNEO 1939-1945, d'après les mémoires de l'Amiral Decoux, À la barre de l'Indochine : Histoire de mon Gouvernement Général (1940-1945), Plon : 1949, et les siennes, Les oubliés du bout du monde : Journal d'un marin d'Indochine de 1939 à 1946, Danclau : 1998)


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