Un récit du sabordage de la Flotte

Voici le récit du CC (H) Robert Lagane alors Enseigne de vaisseau sur le sous-marin Iris le 27 novembre 1942. (Avec nos remerciements)

Retrouvez le récit complet: Cinq ans dans le Brouillard - Journal d'un sous-marinier librement accessible à l'adresse suivante : http://members.aol.com/laganerob/midship.htm

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Sabordage de la Flotte - Départ pour Barcelone

jeudi 26 novembre -

J'assure des quarts de quatre heures à la porte Castigneau du Mourillon, avec trois matelots, une mitrailleuse en batterie et l'ordre de m'opposer à toute entrée d'Allemands, mais sans ouvrir le feu. Je me suis permis de demander au Commandant Barry : " Que doit-on faire si des Allemands enfoncent la porte et pénètrent dans l'Arsenal ? " - " Vous protestez sans tirer " - " Et s'ils avancent quand même ? " - "Vous protestez plus fermement sans créer d'incident " - " Et s'ils passent outre à mes fermes protestations, dois-je ou non faire saluer leurs officiers au passage ? " - " Lagane, votre humour est déplacé".

A minuit, je regagne le bord où Dégé fait les cent pas sur le pont en fumant la pipe. Au carré, nous évoquons à nouveau les moyens et les chances de sortir le bateau de ce piège et les arguments moraux justifiant une tentative d'évasion avec ou sans Commandant et avec ou sans instructions.

Un peu avant deux heures, je m'allonge tout habillé et je m'endors sur ma couchette de bord.

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Un rêve prémonitoire.

vendredi 27 novembre 42

Il fait chaud et lourd. La nuit est opaque et silencieuse. Au loin, un bourdonnement confus comme celui d'une colonne de chars en mouvement. Je suis couché à plat ventre dans des hautes herbes, armé d'une mitrailleuse posée sur son trépied, sous le couvert d'un massif de noisetiers, en bordure d'une clairière bordée de chênes et de bouleaux. Pas un souffle d'air. De tous côtés, des centaines de parachutistes descendent lentement du ciel dans un silence impressionnant. Ils atterrissent avec un bruit ouaté, courent mystérieusement se mettre à l'abri face à moi, derrière le rideau d'arbres. L'un d'eux frôle au passage le canon de ma mitrailleuse. Il porte l'uniforme noir des S.S, pistolet mitrailleur au bras. De la main, je fais signe au quartier-maître Ehrardt qui se trouve allongé à ma droite armé d'un mousqueton d'attendre pour ouvrir le feu. Soudain, je suis aveuglé par un violent éclair lumineux et j'entends une voix grave : " Pardon, lieutenant. Tout va bien. Rien à signaler ". C'est celle du maître électricien Larroze qui effectue à bord une ronde de sécurité et vient de me projeter en pleine face la lumière d'un fanal à main. Je regarde ma montre. Il est 4 heures 45. Je me rendors.

" Branle-Bas, les gars. Les Schleus sont sur le quai ".

  • 05h05 - Alerte générale au klaxon. L'homme de veille à la passerelle hurle dans les porte voix : " Branle-Bas ! les gars ! les Fritz sont dans l'Arsenal ! Branle-Bas ! Branle-Bas ! Les Schleus sont là ! Ils sont partout ! Ils mitraillent tout ! ! Branle-Bas ! Nom de Dieu ! ça pète à la Base ! ça pète au ras du cul de la Vénus ! Branle-Bas les gars! Branle-Bas les gars! ".

Ce sont les Waffen SS de la Division blindée Das Reich qui investissent la Base. (La même Division Das Reich comprenant un certain nombre de " Malgré nous " français qui se rendra célèbre deux ans plus tard par le massacre d'Oradour sur Glane).

Dégé bondit à la passerelle: " Postes de combat ! ". " Ehrardt, à la mitrailleuse! Euzen, rentre la planche à l'arrière. Donne du mou aux amarres de pointe. Central, envoyez trois casques et trois brassières. Fermez les panneaux. Lancez le gyro. Lagane, prépare l'appareillage aux électriques ". Je réponds : " Bien reçu passerelle. La grenade et la soute à munition sont disposées pour le feu d'artifice. Bateau paré à appareiller à la demande ".

" Appareillez, les sous-marins ! Appareillez ! "

Le commandant Barry déboule en courant sur le quai. Avant d'être arrêté, il a le temps de crier à la cantonade : " Appareillez, les sous-marins ! Appareillez ! Mais attendez mes ordres pour vous saborder ! ".

- " Postes d'appareillage ". " Larguez tout derrière ". " Tribord en avant deux ". " Larguez devant ". " La barre à droite dix ". Et l'Iris part en direction de la petite rade.

Au moment où le bateau franchit le goulet de la darse nord, le timonier aperçoit l'officier en quatrième, le midship Cheney, qui court le long du quai en criant : " Iris, Iris, attendez-moi ! ". Le Diamant et la Vénus manœuvrent au touche-touche devant nous, le Marsouin attend derrière. Des avions Ju-88 tournent en rond, plongent en piqué, larguent des bombes éclairantes et des mines sous-marines... Trop tard. Nous abandonnons Cheney à son sort.

En rade de l'Eguillette, à hauteur de la bouée " Passez à droite ", première explosion et première gerbe à 300 mètres droit devant. Dégé annonce : " La Vénus vient de sauter ! " (C'est une erreur). Seconde explosion et seconde gerbe en approchant du torpilleur d'alerte mouillé en bout de la grande jetée, face à Saint Mandrier. (C'est une mine magnétique qui manque la passe et s'écrase sur le musoir) - " Merde " crie le timonier - " Y a plus de jetée ! ". Le Casabianca qui arrive le premier fait ouvrir les filets de sécurité par le remorqueur de veille et embouque la passe de sortie vers la grande rade. Le Marsouin, l'Iris et, loin en arrière le Glorieux, s'engagent dans son sillage.

" Au feu de Dieu ! "

- " Stoppez les moteurs " - " En arrière trois " - " Stoppez ". Que se passe-t-il en haut ?

L'Iris vient d'être hélée en surface par un youyou surchargé de personnel parmi lequel on reconnaît le commandant et le second de la Vénus (Crescent et Elie-Lefebvre). Le dialogue suivant s'engage :

- Iris, Iris, où allez-vous ?

- Au feu de Dieu !

- Avez-vous reçu des ordres?

- Non. Mais j'ai reçu des bombes ! Voulez-vous embarquer ?

- Non.

- Alors, fallait pas nous arrêter, bande de cons ! Les deux bords en avant toute !

Un chapelet de bombes tombent et explosent devant nous, juste dans l'axe, levant des gerbes de vingt mètres de haut. La première éclate à vingt mètres sur notre avant. La dernière à moins de 200 mètres. Tout compte fait, notre attitude chevaleresque nous a sans doute sauvé la vie.

6 heures 05, De la passerelle : " Lagane, Est-ce qu'on peut plonger ? "

J'appelle le poste avant. - " Poste avant écoute ". C'est la voix du quartier-maître Faou. " Faou, combien êtes-vous à l'avant ? - Trois, lieutenant - Et au poste des officiers mariniers ? Y a personne, lieutenant - Est-ce que tu te sens capable d'assurer les manœuvres de plongée dans les deux tranches avant ? - Oui, lieutenant - Bien, Merci ".

Même question au compartiment électriques, puis à celui des diesels et mêmes réponses des quartiers-maîtres en poste Priser et Tanguy.

Confiant dans les capacités des trois quartiers-maîtres, je rappelle la passerelle : " Passerelle ! Parés à plonger. Juste le temps de corriger la pesée. J'admets deux mille litres au Centre pour compenser les absents de l'équipage ".

06h10 - Plongé à 20 mètres.

06h12 - " Ajoutez 400 litres au Centre. Vérifiez l'étanchéité des cales ".

06h20 - Double explosion, assez violente, qui déclenche un début de panique chez les deux hommes de barre dont c'est le premier grenadage.

06h25 - Forte explosion double. Le disjoncteur arrière saute, le disjoncteur auxiliaire bâbord saute. Légère fumée au poste central. Sonnette d'alarme du gyro qui a décroché. Les trois barres de plongée et de direction sont en avarie. Des globes de lampe éclatent.

Remontée à 13 mètres. Coup de périscope. La mer semble déserte. Le jour commence à poindre derrière les îles d'Hyères. Nous sommes dans l'alignement Sicié-Cépet par des fonds de 45 mètres, soit à peu près à un mille dans le 225 de Carqueiranne. " A droite toute, route au 135 " pour naviguer à la sonde au ras de la côte, jusqu'à la stabilisation du gyrocompas.

De sept à huit, on enregistre près de trois cents explosions sous-marines, dont certaines assez rapprochées entraînent des avaries classiques : disjonction de batteries, blocage des barres, débuts d'incendie, fuites aux collecteurs, à la clarinette, à la boîte égyptienne, aux silencieux ...

A partir de huit heures et jusqu'à la nuit, accalmie relative. Nous restons en plongée à 40 mètres, recherchés et grenadés périodiquement par des vedettes dont on distingue par moments les bruits d'hélice. Aucun contact radio n'est possible : les deux stations d'émission sur ondes très longues de la Crau et Lyon-Ladoua pour sous-marins en plongée restent muettes.

09h30 - " Restez aux postes de combat. Marchélie (le cuisinier maître d'hôtel) va distribuer des casse croûte et du vin à la demande " - " Patron ( le maître électricien Larroze, seul officier marinier embarqué devient Patron par intérim), faire l'appel des présents ".

Fait surface à 18h50. A moins de dix milles dans le nord-ouest, un immense brasier illumine l'horizon sur trente degrés de large. C'est l'escadre qui flambe en rade de Toulon.

Nous attendons deux heures en surface à l'écoute d'éventuels messages qui pourraient nous renseigner mais qui ne viendront pas. Seules des radios grand public commentent le sabordage avec les informations les plus fantaisistes. Pendant ce temps, Tanguy aidé de deux matelots mécaniciens arrive à décoincer une des pompes d'injection, ce qui permet le démarrage du diesel tribord. Nous en profitons pour mettre en charge accélérée les batteries qui en ont bien besoin après quatorze heures d'utilisation ininterrompue, parfois intensive.

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Que faire du sous-marin ?

Depuis dix jours, Dégé et moi sommes décidés à tenter de rejoindre Barcelone dans un premier temps pour y voir plus clair. C'est d'ailleurs maintenant la seule possibilité de choix. Une fois sur place, nous essaierons de prendre contact avec des autorités maritimes françaises, de nous renseigner sur la situation politique et militaire en Afrique du Nord et de nous rallier à l'une ou l'autre des autorités en conflit qui disent incarner la France à Londres, à Alger, à Vichy, à Dakar et à Casablanca. L'équipage mis au courant du projet l'approuve à l'unanimité.

20h00 - Les hommes présents sont répartis en deux bordées pour permettre des relèves de quatre en quatre heures aux postes de navigation en tenue de veille. Mis le cap au 235, route en surface, diesel tribord à trois-quarts de puissance, batteries en charge maximum.

Douze sous-marins anglais et allemands à nos trousses.

On apprendra beaucoup plus tard que, dès le 26 novembre au soir, huit U-boote étaient placés en alerte entre Bandol et Porquerolles pour interdire la sortie des bâtiments français. C'étaient l'U-81 de Gugenberger, l'U-83 de Morishoffer, l'U-375 de Koenenkamp, l'U-561 de Schomburg, l'U-565 de Franken, l'U-562, l'U-617, et l'U-77.

Le journal de bord de l'U-81 mentionne le message d'attaque reçu le 26 à 19 heures : " A tous les U-Boote. Liberté d'attaque des bâtiments de guerre français sortant de Toulon ".

Par ailleurs, depuis le 7 novembre, cinq sous-marins britanniques Seraph, Sibyl, P-51, P-222 et Unseen étaient disposés en plongée devant Toulon pour interdire la sortie de l'escadre française. L'Unseen fut détecté et sévèrement grenadé le 13 devant Sicié par l'Impétueuse (Commandant Barnouin). A partir du 15 novembre, ils furent relevés par quatre autres sous-marins britanniques : Splendid, Sturgeon, Tribune et Unshaken

Escale en Espagne.

Samedi 28 novembre 1942,

13h30 - Amarré au quai du Paseo de Colon à Barelone

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A 17h00, de retour du Consulat, Dégé résume les entretiens qu'il a pu avoir. D'abord avec le Consul Général, son Adjoint et un jeune attaché d'ambassade qui se déclarent ralliés à de Gaulle, mais restent en poste, au nom et aux frais de l'Etat Français. Ils regrettent de ne pouvoir intervenir en notre faveur auprès des autorités du port pour l'avitaillement en mazout que nous demandons. Une telle démarche, disent-ils, serait immédiatement contrée par l'Ambassade à Madrid. Nous les jugeons comme une bande de jean-foutre prétentieux, nantis, déloyaux et bien trop timorés pour nous être de quelque utilité.

Internement ou sabordage

En revanche, deux heures d'entretiens téléphoniques avec le Capitaine de Vaisseau Delaye, Attaché Naval à notre Ambassade de Madrid ont clairement délimité notre seul choix possible.

1 - Ni l'Ambassadeur François Pietri, ni l'Attaché naval n'ont autorité pour donner des ordres à un bâtiment de guerre. L'Etat Français qu'ils représentent ici ne peut évidemment pas intimer l'ordre de rentrer à Toulon, ni celui de se saborder sur place, ni de faire route sur Gibraltar ou Oran. De surcroît, a-t-il encore autorité sur l'Iris depuis que le Chef de l'Etat a annoncé hier la dissolution de l'Armée d'Armistice ? Par ailleurs, volontairement ou non, il n'a pas jusqu'ici revendiqué son autorité sur nous.

2 - Pour nous aider à prendre une décision, l'Attaché Naval résume les contacts personnels qu'il a pu prendre à notre sujet.

A Alger, Darlan nous demande de chercher à rallier Oran, mais ne peut fournir aucune assistance en personnel ou en combustible pour y parvenir.

A Londres, le Chef d'Etat-Major Marine de de Gaulle suggère de rallier Gibraltar mais se déclare dans l'impossibilité de faire quoi que ce soit pour nous y aider.

L'Attaché naval anglais à Madrid précise les conditions d'un accueil éventuel à Gibraltar : se présenter de jour, en surface, un pavillon blanc en tête de mât et se ranger aux ordres de l'Amiral Cunningham.

Pour être complet, le commandant Delaye se dit obligé d'ajouter qu'il a reçu le matin même de l'ambassade de Suisse, copie d'un télégramme du 20 novembre adressé à la Croix Rouge par vingt cinq officiers français qui sont prisonniers de guerre des Anglais dans le camp numéro 12 d'Edimbourg et qui demandent en vain de pouvoir rallier l'Afrique du Nord pour se battre aux côtés des Alliés. Parmi eux figurent notamment les petits camarades sous-mariniers Guépin, de Gonneville, Putz et Monsaingeon.

A 18h30, Dégé demande à rencontrer le Capitaine Général de la Province pour négocier le report du délai d'internement. Je l'accompagne à titre d'interprète, laissant le soin du bateau au Maître Larroze.

Le Capitaine Général répond : " Vous avez toute liberté de faire le plein de vivres et de combustible à condition de les payer. Quant au délai fixé, il ne peut être prolongé ". Il ajoute : " Je suis chargé de vous préciser qu'en cas d'internement, vous et votre équipage resterez consignés à votre bord. Sauf si vous demandez votre transfert vers un pays neutre tel que le Portugal, la Suisse ou l'Argentine, pays dans lesquels notre gouvernement se ferait fort d'assurer votre sécurité morale et matérielle jusqu'à la fin des hostilités. Le sous-marin sans équipage serait pris en charge par la Marine espagnole ".

C'est malheureusement clair aucun délai de grâce, pas de combustible, et un gros bakchich pour ceux qui abandonneront le bateau.

Faute de pouvoir rejoindre Oran par nos seuls moyens, l'alternative est simple : internement à bord avec le bateau ou sabordage à quai pour " ne pas le laisser tomber intact aux mains d'une puissance étrangère ". A contre cœur, l'équipage consulté se rallie à la solution de l'internement.

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