Une mission à bord de l'Abeille Languedoc

(d'après un article du LCL Jacquy Bouillet - Cols Bleus n°2392 du 19 avril 1997)

Le 3 février 1997 à 8 heures, le Centre d'opérations maritimes de Cherbourg, informe l'officier de gendarmerie, affecté à la préfecture maritime division Action de l'État en mer (AEM), que sa prise de passage à bord du remorqueur d'intervention Abeille Languedoc est retardée. En effet, le Saint-Bernard des mers qui est intervenu en cours de nuit au profit du caboteur Sea Maas des Pays Bas en panne de propulsion dans le rail montant des Casquets, ne sera de retour au port de commerce qu'en début d'après-midi.

Avide de partager la vie de l'équipage, mais aussi d'apprécier la capacité opérationnelle de ce bâtiment vis à vis des plans de secours à naufragés dont il est chargé à la division "AEM", le passager insolite franchit la coupée à16 heures. En l'absence du commandant Didier Robert occupé à dresser le contrat de remorquage avec le capitaine du navire secouru a présent en sécurité quai de Normandie, le chef-mécanicien guide l'invité jusqu'à sa cabine.
A partir du PC machines, deux des quatre moteurs de propulsion sont lancés à 16h30. Le chef et son second vérifient les paramètres techniques sur un grand pupitre, manipulent de nombreuses commandes en commentant les opérations. Sur le pont, le maître d'équipage et ses hommes préparent l'appa-reillage. La prise téléphonique qui relie le remorqueur à la terre est débranchée avant le largage des amarres.
De la passerelle panoramique culminant à une dizaine de mètres, le commandant Robert observe le travail de l'équipage pont. Aucun mot n'est prononcé, chacun exécute avec rigueur et précision des manoeuvres connues. Aidée par le propulseur d'étrave tribord, la lourde coque noire s'éloigne en vibrant du quai. Lentement, l'Abeille Languedoc se dirige vers la passe Ouest du port de Cherbourg pour une mission de surveillance de la navigation dans le rail des Casquets.

En alerte météo

Les prévisions météorologiques n'augurent rien de bon pour les prochaines 24 heures, aussi le COM Cherbourg met le bâtiment en alerte météo sur coffre à Omonville, à l'Est du cap de la Hague, afin d'économiser les forces d'un équipage sur la brèche depuis une vingtaine d'heures. À tout instant, le contrôleur opérationnel (Cross Jobourg pour les missions Surnav, par délégation du préfet maritime) peut demander l'intervention du remorqueur pour secourir des navigateurs ou assister des navires en difficulté. Solidaires dans l'action, éloignés de leur famille, à la fois rudes et sensibles, les marins du remorquage apprécient la convivialité. Excepté l'homme de quart, l'équipage se rassemble dans le carré autour du maître électricien qui offre le verre de l'amitié pour son anniversaire. C'est aussi l'occasion d'évoquer l'actualité, de raconter des fortunes de mer, de questionner "le gendarme" sur sa contribution à l'action de l'État en mer, ou d'aborder l'emplacement des radars sur les routes de France! En cours de nuit, les mouvements de la houle s'accentuent. L'insomnie guette l'officier d'état-major peu habitué aux bruits insolites. La situation ravive les souvenirs de neuf années de navigation professionnelle, dont six à la pêche au large. Associés pour la circonstance, Morphée et Neptune trouvent finalement un somnifère adapté.

Tempête annoncée

Fort de ses 12500 chevaux, le bâtiment quitte son abri dès l'aurore, cap au Nord pour éloigner rapidement sa quille (7,50 m de tirant d'eau) d'un secteur pavé de mauvaises intentions. La mer se creuse au gré d'un coup de vent bien établi à l'ouest, mais s'orientant au noroît, pour une force annoncée de 7 à 8, voire 9 au cours de la nuit prochaine. À 10 heures, l'hélicoptère Dauphin "service public" de la 35F basé à Maupertus, se présente à la verticale pour un exercice d'hélitreuillage. Un plongeur est déposé à bord, puis une civière, l'ensemble parfaitement joué et maîtrisé en quelques minutes, dans des conditions difficiles, proches de la réalité.
Maintenant sur zone, la tempête annoncée malmène le bâtiment qui ne peut, par visibilité quasiment nulle, qu'accroître les risques en s'intégrant au trafic montant et descendant, visible sur l'écran radar. Environ 300 navires marchands croisent chaque jour dans le rail des Casquets, passage obligatoire instauré par l'organisation maritime internationale (OMI) après le naufrage du pétrolier Amoco sur les côtes bretonnes en 1978. D'ailleurs, le Com Cherbourg émet l'ordre de regagner le coffre pour prendre l'alerte météo en soirée. Le commandant Robert rend compte au Cross-Jobourg. Par vent arrière, la vie à bord reprend enfin un rythme normal.

Un tour dans le rail

La journée du 5 février sera réussie. Maintenant calmée, la Manche permet aux chalutiers de pêcher, au patrouilleur l'Audacieuse de surveiller l'Etac de Sercq dans le cadre du différend (en voie de règlement) opposant les autorités de Guernesey aux pêcheurs français, à l'Abeille Languedoc de faire un rail complet. Sous un soleil inhabituel pour la saison, le cap de la Hague puis l'île d'Aurigny défilent sur le flanc bâbord du remorqueur qui embouque en fin de matinée la voie réservée aux navires montants, zone sous responsabilité française, a contrario du rail descendant confié aux britanniques.
Des navires de toutes nationalités, (pétroliers, porte-conteneurs, chimiquiers, cargos) circulent de part et d'autre du bateau-feu Channel marquant la limite Ouest du rail des Casquets. Deux vraquiers dégoulinant de rouille, visiblement à bout de souffle, prouvent que le nouveau code international de la gestion de la sécurité (IMS) imposé aux armateurs à compter de juillet 1998 est indispensable, autant d'ailleurs que la présence en Manche centrale d'un remorqueur de haute-mer ayant une puissance au croc d'au moins 160 tonnes, capable de prévenir de nouvelles catastrophes est souhaitable. Mais déjà se profilent à l'horizon la communauté urbaine de Cherbourg, le port militaire, la préfecture maritime et ses confortables locaux. En cette fin de matinée du 6 février, le passager, nostalgique, prend congé en remerciant vivement le commandant Didier Robert et son équipage pour la qualité de l'accueil et de l'enseignement dispensé.


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