Le départ du Jean Bart de Saint Nazaire : Une lutte contre la montre

(D'après un article de Philippe Masson)

Lancé le 6 mars 1940, le Jean Bart ne devait sortir de son bassin que le 1er octobre 1940. Du 22 mai au 19 juin, 3500 ouvriers de l'arsenal travaillent fébrilement au montage des chaudières, de l'appareil moteur et des transmissions. Mais il s'avère impossible d'installer la grosse artillerie, et on décide de donner la priorité à la D.C.A. La solution apportée à la sortie du bâtiment de son bassin est restée dans l'histoire comme un triomphe de l'ingéniosité.

Au cours des journées qui ont suivies l'invasion allemande en mai 1940 les chantiers de la Loire de Saint-Nazaire ont réalisé un véritable tour de force qui éclipse tout le reste : l'appareillage du cuirassé Jean-Bart en achèvement à flot.

Le premier rivet de ce splendide bâtiment de ligne, avait été posé le 12 décembre 1936. Quant à la construction, elle s'est déroulée selon une technique inhabituelle. Pour éviter les aléas d'un lancement ou l'immobilisation prolongée d'une cale sèche. les ingénieurs de Penhoêt avaient décidé de construire le cuirassé sur un terre-plein, accolé à une forme de radoub, l'ensemble étant entouré d'une robuste enceinte. Le 6 mars 1940 avait eu lieu l'opération décisive. L'eau avait envahi le terre-plein et un simple déplacement latéral avait permis au Jean-Bart de prendre place dans la forme de radoub. La sortie définitive est alors prévue pour le 1er octobre.

Mais, dès le 18 mai, le capitaine de vaisseau Ronarch commence à s'inquiéter pour l'avenir de son bâtiment. La nuit blanche que j'ai passée du 17 au 18 mai laisse dans ma mémoire une marque ineffaçable, devait-il dire.

Le 22 mai. on décide de presser l'achèvement et de mettre en place une partie des chaudières et des machines. et surtout d'accélérer au maximum le creusement de la tranchée indispensable pour faire franchir au Jean-Bart le plateau qui s'étend au sud de la forme de radoub. La profondeur de dragage doit atteindre 9 mètres et 70 mètres de large. Quant à la date du départ, il faudra attendre la grande marée du 18 au 22 juin, sinon l'opération sera reportée au 3 juillet.

Une activité intense règne alors à bord du cuirassé. Le nombre d'ouvriers passe de 2800 à 3500. Le rythme du travail devient fébrile. Il ne s'agit plus de journées de neuf heures. mais de dix et même de douze heures. C'est une véritable course contre la montre qui s'engage. En l'espace d'un mois. il s'agit de monter trois chaudières, l'appareil moteur, deux groupes de turbodynamos, les transmissions intérieures indispensables, deux pompes pour étaler d'éventuelles voies d'eau, et une partie de l'armement. Le pari sera peut-être gagné. Les deux hélices sont fixées le 6 et le 7 juin. Le 11 s'achève le montage des trois chaudières, dont l'allumage se termine le 14. La fermeture des doubles fonds a lieu le 17 et l'installation des pompes le 18. Naturellernent. il n'est pas question de se livrer à de véritables essais. Quant à l'armement, on décide de se limiter à la tourelle quadruple de 380 avant, et on renonce au montage de la carapace de la tourelle 2, dont deux canons seulement sont arrivés à Saint-Nazaire. Les pièces secondaires se limitent à quatre affûts doubles de 13.2, complétés par deux affûts doubles de 90 livrés le 15 et installés le 18, et par deux affûts doubles de 37 et deux affûts quadruples de 13.2 montés de justesse quelques heures avant l'appareillage. Avec les deux batteries de 75 et les six vieux " 37 " de la D.C.A. de Saint-Nazaire, ce sont les seuls moyens dont le cuirassé dispose pour se défendre contre une éventuelle attaque aérienne!

Pendant ce temps, les dragues travaillent jour et nuit. Mais des retards inévitables se produisent en raison d'un plateau rocheux qui ralentit les travaux. Force est donc de se contenter d'une bande de 50 mètres, singulièrement juste pour un bateau de 250 mètres de long et de 33 mètres de large. Quant à la profondeur, elle ne dépassera pas 8.50 mètres... Avec un tirant d'eau de 8.10 mètres. le Jean-Bart n'aura donc qu'un pied de pilote de 40 centimètres pour évoluer!

Le 18 juin au matin, avec l'arrivée des Allemands à Rennes, le départ est fixé pour la nuit suivante. Le bâtiment ralliera Casablanca et non plus la Clyde, comme on le prévoyait initialement. Cinq remorqueurs participeront à l'opération. Mais rien n'est encore joué, d'autant plus qu'une colonne motorisée allemande est signalée sur la route de Nantes. Quatre blockhaus défendent l'accès des chantiers. Le Jean-Bart est lui-même un morceau assez coriace, mais des équipes de sabotage, armées de masses, de chalumeaux, prennent place aux points névralgiques du navire. A 13 heures, branle-bas de combat. A 15 heures, l'équipe de veille de la tour observe la marche de la colonne, longue de 600 mètres. Va-t-il falloir saborder le navire ? A 17 heures, soulagement, il s'agit de véhicules britanniques !

La nuit tombe. Les manoeuvres d'appareillage commencent. Soudain les chaudières s'éteignent, les turbodynamos stoppent, le bâtiment est privé d'énergie, plongé dans l'obscurité. Les disjoncteurs ont sauté ! A 3 h 30, malgré tout, les remorqueurs commencent leur travail. Mais la tranchée ne se trouve pas dans l'axe de la forme de radoub. Il faut d'abord procéder à l'évitage, c'est-à-dire faire tourner le bâtiment de 20 degrés sur la droite, avant de l'engager dans le chenal.

Cette première manoeuvre s'effectue sans encombre. Mais, dans la tranchée, les petites bouées sont à peine visibles et le Jean-Bart s'échoue par l'avant sur la gauche, tandis que l'arrière repose sur la berge ouest... Après trois quarts d'heure d'effort, les remorqueurs réussissent à dégager le navire, qui finit par atteindre le chenal de la Loire aux premières heures de l'aube.

Sauvé ? pas encore! A 4 h 40, trois bombardiers allemands se présentent à tribord, à 1 000 mètres d'altitude. Un chapelet de bombes explose au contact de l'eau à cinquante mètres sur l'avant des remorqueurs. Nouvelle passe, nouveau chapelet, sans résultat. Un troisième appareil revient seul et met au but. Une bombe de 100 kg explose entre les deux tourelles de 380. La fumée se dissipe, les dégâts sont insignifiants. Un trou de 20 centimètres et quelques cloisons soufflées.

Une quatrième attaque, trois appareils salués par une D.C.A. intense. En fait, ce sont les chasseurs français, en retard au rendez-vous. A 6 h 30. le Jean-Bart est rejoint par deux torpilleurs d'escorte et, à 11 heures, il accoste au pétrolier Tam pour ravitailler en eau et en mazout. A 18 heures, le cuirassé fait route sur Casablanca.

Un instant, le commandant Ronarch a été tenté d'interrompre le ravitaillement, mais un pressentiment l'a fait renoncer à son projet. Bien lui en a pris. A l'heure et à l'endroit prévus pour le nouveau ravitaillement, un sous-marin allemand a envoyé un bâtiment de commerce par le fond ! Après de nouveaux incidents techniques, le Jean-Bart réussit à filer 24 noeuds et arrive dans le grand port marocain le 22 à 19 h 30.


Témoignage d'un marin sur le Jean Bart

Monsieur LEGRAND Albert Louis (né le 15/03/1920 à Comines (Nord))

Né le 15 Mars 1920, je me suis engagé volontaire dans la Marine le 25/05/1937 à Cherbourg comme infirmier (Matricule 1429 c.37) 6 mois de cours, je suis sorti le 25/12/1937 premier de ma promotion. Resté 6 mois à Cherbourg en salle d'opération comme infirmier anesthésiste, j'ai permuté pour Lorient dans le même poste et le même emploi jusqu'au 1er Juin 1940. Entre temps pendant le risque de guerre en septembre 1938, j'ai appris à Melle de Penfetenie (fille du préfet Maritime du Morbihan) à courtiser j'avais 18 ans et cinq mois.

Le 1er juin 1940 j'ai été nommé, comme quartier-maître, sur le Jean-Bart (en cours de construction à St Nazaire Penöet. Les allemands étaient près de Paris. Nous avons formé une patrouille de débarquement jusque La Baule. Départ le matin, déjeuner sur place et retour le soir jusqu'au 17 juin où nous avons embarqué par la grue puisque la passerelle avait été levée (les allemands étaient à la porte de St Nazaire). Départ le 18 à marée haute mais l'électricité étant en passe nous avons été retardé de 1 heure environ ( la marée redescendait) et en sortant nous nous sommes mis à sec (toujours pas d'électricité) l'ancre avait été descendue.

Tout le monde sur le pont aux commandes manuelles du gouvernail pendant que les avions nous bombardaient (2 bombes sont tombées à l'avant et se sont écrasées sur le cuirassé après avoir traversé le pont. Remorqué par 2 remorqueurs, l'un d'eux s'est enfui, nous avons déversé le mazout pour nous alléger et en route vers 7h00 pour la pleine mer, où nous avons été ravitaillé par le Tarn accompagné d'une flotille de ses sous-marins. Vers 10h00 alors que deux sous-marins attendaient pour nous torpiller et sans doute perdant patience, nous fûmes rejoint par le torpilleur tout neuf comme nous tout rouge de mimium et venant de Brest. Au large dans l'après-midi du 18 juin, en pleine mer, nous avons entendu l'appel du Général de Gaulle qui était à Londres et qui demandait à notre Commandant le Capitaine de Vaisseau Ronach ; (neveu de l'amiral Ronach) qui avait fait la guerre de 14-18 à Dixmude (Belgique); de choisir sa destination soit l'Angleterre, soit l'Afrique du Nord. Notre Commandant opta pour le Maroc (Casablanca) ou nous arrivâmes en louvoyant le 24 ou 25 juin et restions bloqués au large, jusqu'au départ d'un autre navire qui nous laissa sa place à quai. Restés 6 ou 7 mois à Casablanca nous en profitâmes pour faire une fête à bord, alors que notre Commandant avait été nommé Général. A l'issue de cette fête l'amiral qui était en quarantaine et qui me voulait comme infirmier nous invita dans son carré pour nous offrir le champagne. Arrivant à ma hauteur, il trinqua en me disant : " C'est meilleur que toutes les saloperies que tu nous a fourré dans la gueule pendant 15 jours." (histoire que j'ai raconté à sa fille en 1950 à Paris et qui m'a dit, que c'était bien une sortie de son père. Au mois de Janvier je permutais en quartier Maître au Montcalm qui était basé à Dakar et j'ai perdu de vue mon cuirassé.

Albert LEGRAND


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